Le 8 janvier 2025, le palais présidentiel de N’Djamena, symbole du pouvoir au Tchad, a été la cible d’une attaque brutale impliquant des assaillants apparemment équipés d’armes légères. L’attaque a visé la garde présidentielle lourdement armée. Elle s’est soldée par la mort de 18 assaillants et de deux soldats de la garde présidentielle, suscitant une vague de spéculations. Manifestement pris de court, le gouvernement, par le biais de son porte-parolequalifie d’abord les assaillants de membres de Boko Haram, avant de revenir sur ses propos pour les réduire à de simples “drogués et alcoolisés”. Dans un contexte de tensions sociopolitiques exacerbées depuis la mort d’Idriss Déby Itno, cet événement soulève de nombreuses interrogations.
Bourdjolbo Tchoudiba, chercheur en science politique, spécialiste de l’histoire politique du Tchad, qui s’est entretenu avec The Conversation Africa, voit dans cet événement un reflet des fractures sociopolitiques et des failles structurelles de l’Etat tchadien.
Quels sont les éléments qui pourraient expliquer les motivations des assaillants ayant mené cette attaque ?
Sur une vidéo de quelques secondes diffusée à la télévision nationale tchadienne, on aperçoit un violent affrontement entre un groupe de personnes munies de couteaux, de gourdins et de lance-pierres et quelques membres de la garde présidentielle, armés de fusils de guerre dans la soirée du jeudi 8 janvier 2025, devant la présidence de la République. Cet incident est sans précédent : les militaires, d’habitude prêts à tirer au moindre faux pas, n’avaient jamais été confrontés à un tel accrochage devant le siège de la Présidence. Le mur de la Présidence est la zone la mieux sécurisée du pays. Il longe l’une des principales artères de la ville reliant les quartiers populaires du sud aux zones administratives et commerciales du centre et du nord.
Au début de l’incident, l’ancien rebelle Abderaman Koulamallah, porte-parole du gouvernement et ministre des Affaires étrangères, est apparu au côté de l’armée. Pistolet à la hanche, il a évoqué, sans aucune enquête préalable, l’option d’une attaque terroriste de Boko haram, une tentative de déstabilisation menée par des hommes armés. Il a rapidement changé de discours en disant que cette attaque impliquait des hommes sans danger qui ont été vite maitrisés.
En un laps de temps, on a assisté à une communication catastrophique de la part du porte-parole du gouvernement allant de contradiction en contradiction, marquée par une stigmatisation, un relent divisionniste au sommet de l’État. Cettte stratégie vise directement les communuautés du sud du Tchad auxquelles appartient le principal opposant au régime, Succès Masra. Le porte-parole du gouvernement a qualifié ces assaillants de « pieds nickelés », drogués et alcoolisés venus des quartiers sud de N’Djamena, parlant tous l’arabe et appartenant à une même ethnie. Bref, cela ressemblait à un appel à la haine contre une communauté plutôt qu’un communiqué officiel émanant de la plus haute autorité de l’État.
Un mystérieux commando aurait-il donc pris d’assaut la Présidence sans armes de guerre ? Cela renforce l’hypothèse selon laquelle il s’agirait d’un groupe de travailleurs rentrant le soir, après une longue journée de travail sur un camion tombé en panne devant la Présidence. Décidant de quitter le lieu à pied, connaissant bien le danger, ils seraient entrés en conflit avec les militaires de la garde présidentielle, en alerte depuis quelques jours à cause des tensions internes, de la rupture unilatérale des accords militaires avec la France et du contexte de la guerre civile du Soudan dans laquelle le régime de N’Djamena est directement impliqué. L’accoutrement et les moyens rudimentaires des assaillants ressemblent bien à ceux des ouvriers qui font des allers-retours sur cet axe tous les jours.
Tout compte fait, cet incident semble cacher un problème beaucoup plus profond. Une vraie tentative de coup d’Etat ratée ou une orchestration du régime dans l’optique de manipuler l’opinion publique tchadienne? Cette attaque survient après l’échec du régime de N’Djaména à créer un grand sentiment anti-politique française au Tchad comme dans les pays de l’Alliance des États du Sahel (AES) vers lesquls il a désormais les yeux tournés.
S’agit-il, dès lors, d’un acte isolé ou plus largement d’un symptôme des tensions sociopolitiques qui parcourent le Tchad ?
Il est vrai que les populations tchadiennes font face à une profonde crise politique et sécuritaire depuis la mort d’Idriss Déby, en avril 2021. Sa disparition s’est soldée par la confiscation totale du pouvoir par son fils, Mahamat Idriss Déby, qui a organisé des élections contestées par l’opposition politique et les organisations de la société civile.
Les populations, traumatisées par la répression sanglante de la manifestation du 20 octobre 2022 par les milices du régime, sont encore sous le choc. Elles sont incapables de se lancer dans une telle aventure suicidaire eu égard à l’intimidation et la démonstration de force quotidienne de l’armée. Une armée qui représente la peur et le désordre aux yeux des populations.
Pour tous ceux qui connaissent ce lieu hautement protégé, qui fait peur à tous les passants, il est quasi-impossible qu’un groupe de 24 « pieds nickelés », munis d’armes blanches et de gourdins, puisse l’attaquer, entraînant des tirs nourris pendant presque une heure pour un bilan de 18 morts et 6 blessés côté assaillants et deux morts du côté de l’armée. Le premier symbole de l’État a bien été attaqué, cela est condamnable. Mais il s’agit d’un cas isolé qui a fait l’objet d’une spéculation rapide dans le but de manipuler l’opinion publique dans un contexte de crise politico-militaire interne et de crise diplomatique avec la France. Le gouvernement cherche par tous les moyens à obtenir le soutien de la population.
Le Tchad a récemment pris ses distances avec la France et s’est rapproché de la Russie. Dans quelle mesure ce réalignement géopolitique pourrait-il avoir un lien avec cette attaque ?
Lors de son message à la Nation, le président de la République, Mahamat Idriss Déby, avait déclaré :
Je sais que nous allons être combattus. J’ai pleinement mesuré les conséquences sécuritaires, économiques, diplomatiques et médiatiques qui peuvent découler de cette décision historique. Nous n’avons pas écarté la possibilité que nos propres compatriotes vont, malheureusement, être utilisés pour essayer de déstabiliser notre pays.
Cette sortie fait suite à la décision unilatérale du gouvernement du Tchad de mettre fin aux accords de défense et de sécurité avec la France.
Plusieurs facteurs expliquent cette rupture et le rapprochement avec la Russie, la Turquie, la Chine ou encore les Émirats arabes unis ces derniers temps. Parmi ces facteurs, il y a la position intransigeante de la France après l’élection contestée d’avril 2024 ayant légitimé Mahamat Idriss Déby au pouvoir, l’enquête sur les biens mal acquis lancée par la justice française contre Déby, le remodelage géopolitique dans le Sahel, etc.
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La cause souverainiste avancée par le gouvernement de N’Djamena ne fait pas l’unanimité au sein de la population. Elle n’a pas permis à ce que cet incident fasse l’objet d’une récupération populiste anti-française comme au Mali, au Burkina Faso ou encore au Niger. On a constaté quelques messages sur les réseaux sociaux, accusant la France d’être derrière cet incident, mais sans envergure. Aucune preuve impliquant l’armée française dans cet incident n’a été constatée, à part des fausses informations relayées dans par certaines opinions africaines visiblement anti-politique françaises.
Cet événement ne trahit-il pas un manque de légitimité du pouvoir ?
Le pouvoir de N’Djamena présente les symptômes d’un manque de légitimité et d’une grande fébrilité depuis la mise en place de la Transition dirigée par Mahamat Idriss Déby. Les différents processus de transition ont été gérés de façon calamiteuse jusqu’à élection présidentielle contestée de tous bords et non reconnue officiellement par la communauté internationale.
Des assassinats, tortures, enlèvements, crimes économiques, mais aussi des incohérences diplomatiques et le rapprochement de plus en plus prononcé avec le Mali, le Burkina Faso, le Niger sont bien les signes d’un manque de légitimité. Cette situation risque de plonger le pays dans une grande impasse.